mardi 17 janvier 2017

L'envers des masques

Au début j'avais du mal à me faire à l'idée de bosser. Je m'offusquais pour un rien, prêt à criser à la moindre demande de Teruya de balayer la cour ou de commencer une demi-heure plus tôt. Et puis je me suis fait une raison, j'ai accepté de suivre les ordres. Lorsque le manager M. Nakamura m'a montré les trois retards d'une à trois minutes du mois précédent sur mon relevé de présence, m'expliquant que si je recommençais on m’enlèverait une demi-heure de paye, plutôt que de rétorquer que tous les autres jours j'étais arrivé largement en avance, j'ai ravalé ma fierté et me suis excusé.

Depuis que je me suis rendu compte que m'énerver nuisait avant tout à ma santé et n'apporterai aucun changement à mon environnement de travail, je me sens plus relax. Mais ce n'est qu'une impression, avec un lourd prix à payer, celui de la soumission.

Et lorsque le ressentiment de s'être laissé soumettre devient insupportable, il nous rend méchant.

Comme lorsque Yuuki commente le fait que j'utilise mon téléphone portable au travail alors que c'est interdit. Je lui dit que ça me regarde, que les managers utilisent bien le leurs. Je ne dit à personne ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire, et j'aime qu'on me fasse la même courtoisie. Plus tard lorsque Yuuki me demande d'utiliser mon ordinateur, je l'ignore et continue de pianoter, et elle finit par repartir.

Une heure plus tard Teruya vient me demander si j'ai mon téléphone sur moi. Je tapote la poche avant de ma veste et répond que oui, aujourd'hui je l'ai, n'osant pas assumer totalement mon effronterie et le fait que je l'ai toujours. Elle me rappelle à la règle, expliquant que nous travaillons avec des données personnelles que nous ne pouvons risquer de voir fuiter. C'est un prétexte bien sûr, nous savons tous les deux que la règle n'a aucun autre fondement que celui d'empêcher les employés d'utiliser leur temps salarié autrement qu'au bénéfice de l'entreprise.

Le lendemain je ne peux m'empêcher de confronter Yuuki :

"- Tu lui as dit, hein.
Sa réponse est attendue, tout comme moi elle n'assume qu'à moitié son geste et commence par nier : - Dis quoi ?
- A Teruya. Tu lui as dit que j'avais mon téléphone au travail.
- Bien sûr, parce que c'est interdit.
- Laisse tomber, ne me parle même plus.
- Et toi, fais ton travail ! Je ne crois pas avoir fait quelque chose de mal, moi !"

Quelque minutes après je lui demande si on peut se parler en privé, mais c'est désormais elle qui m'ignore, et je n'ai pas l'occasion de lui présenter mes excuses.

En prenant Abe comme modèle à suivre, l'incarnation du travailleur-automate comme le garçon de café de Sartre, je finis par lui ressembler. Et Keiko me compare d'ailleurs à lui lorsque Yuuki lui raconte l'anecdote, comme un avertissement contre le danger qui guette celui qui se dévoue à un travail auquel il ne prend aucun plaisir. On porte le masque et c'est lui qui finit par nous porter, on ne réfléchit plus, on perd notre liberté.

C'est à se demander ce qui nous mue à jouer ces rôles imposés.

Peut-être par facilité, pour trouver une raison-d'être toute faite, plutôt que de prendre la peine de se l'inventer.