mercredi 4 janvier 2017

La vanité des masques


Aujourd’hui Takashi a commencé la récolte de canne ; un boulot pénible mais qui paye bien, le temps d’une saison. Sur 11 heures de travail, de jour et de nuit en alternance d’une semaine sur l’autre, il fait des pauses toutes les demi-heure et 2 heures de sieste.

En comparaison, je me rends compte que mon boulot est certes moins éreintant physiquement, mais l’est en proportion inverse beaucoup plus sur le plan psychique.

Mes fonctions de réceptionniste (bell boy, check-in, service de chambre, relations clientèle ; traitement de données informatiques, maintenance et comptabilité) incluent de longues plages de latences, où ma seule tâche est d'être disponible pour les clients. Mais surtout d'avoir l'air disponible. 

Ainsi le manager assistant, Abe, me rappelle à l'ordre quand, dans le lobby, je pose les mains sur mes hanches, ou lorsque je tourne le dos à des clients pour m'adresser à un collègue. Non, il faut constamment se tenir face au client, avec une posture bien spécifique : Les mains de part et d'autre le long du corps, ou l'une sur l'autre devant soi, de préférence la gauche sur la droite, car c'est cette dernière qui symbolise "le faire". On montre ainsi qu'on se retient poliment d'agir, rendant ostentatoire une passivité qui n'a rien d'oisif.

Le stress d'être constamment sur ses gardes au service du client est doublé par l'obligation d'avoir l'air occupé devant ses supérieurs, malgré l'absence de tâche concrète. Ainsi dans un moment de latence vers 11 heures Teruya m'enjoint-elle à trouver "quelque chose à faire", sans quoi on pourrait me demander de venir 4 heures tôt le matin puis de nouveau 4 heures dans l'après-midi plutôt que mes huit heures successives, le patron ayant fait une réflexion à ce sujet. Ce qui m'apparût d'abord comme un conseil, bien que légèrement culpabilisant, est-il en fait autre chose qu'une injonction à faire semblant ?

Contrairement à d'autres collègues, je parviens à m'asseoir régulièrement en prétextant utiliser l'ordinateur pour écrire quelque manuel anglo-japonais de formation du personnel, m'autorisant un peu de répit tout en consultant des pages perso.

Ces 9 heures de présence au boulot, qui incluent une heure de repas/repos, induisent une fatigue de nature très différente que celle de mon ami Takashi, mais autrement plus pernicieuse. S'il a la satisfaction de participer à la production d'une matière première renommée de la région, nous autres réceptionnistes jouons la comédie du service au bénéfice d'une relation commerciale dont on ne perçoit qu'infimement le bénéfice, et de surcroît indirectement (l'effort fourni à recevoir un client de la meilleur façon possible est ici rarement récompensé par un pourboire). Nous sommes soumis à porter le masque de la disponibilité, une forme de renoncement implicite de sa propre personnalité, dont le seul mérite semble d'être son caractère révélateur d'un contexte plus général d'aliénation par le travail.